Ce qu’il est convenu d’appeler les « événements » de mai 1968 est généralement décrit comme une fantastique partie de campagne lors de laquelle la jeunesse, quasi-unanime, aurait ouvert la voie à une heureuse transformation de la société. Dans une société prétendue oppressive, sclérosée, obscurantiste, on aurait assisté à l’éclosion de la liberté, de la spontanéité, et même de l’intelligence. La libération des mœurs, des esprits, des énergies, aurait été le fruit de ce mouvement joyeux et somme toute bon enfant, en dépit de quelques heurts inévitables avec les forces de police. En quelque sorte, comme Jack Lang le dira plus tard lors de l’accession de Mitterrand au pouvoir, on serait en mai 68 passé de l’ombre à la Lumière…
En lisant ce que l’on écrit à ce sujet, j’avoue mon inquiétude et même mon effarement sur la façon dont on écrit l’Histoire, à cent lieues de la réalité. Une réalité dont je prétends, avec beaucoup d’autres que l’on n’entend jamais, avoir été un témoin direct, puisque ma première année d’études universitaires fut précisément l’année 67-68… à Nanterre, annexe toute récente encore en construction des facultés de Lettres et de Droit de l’unique (!) Université de Paris, depuis éclatée en treize morceaux.
Une Dialectique totalitaire…
Première légende : la spontanéité et le goût de « liberté » des meneurs du Mouvement. J’atteste que l’immense majorité de ceux-ci étaient marxistes purs et durs, mis à part quelques anarchistes encore plus violents que les autres. Certes, ils ne possédaient pas les milliers de pages du « Capital » de Karl Marx. La plupart se contentaient, dans le meilleur des cas, des cinquante-deux pages du « Manifeste du Parti Communiste » du même Marx et d’Engels, opuscule qui, par la magie du matérialisme dialectique et prétendu scientifique, permettait d’expliquer le Monde entier, passé, présent et avenir. Idées, institutions, conflits, droit, art, religion : tout n’était que produit de l’affrontement des classes, lui-même implacablement déterminé par l’évolution des rapports économiques de production. Comme c’était simple. Simple, mais effrayant.
Manipulation des foules.
Deuxième légende : le goût du « débat » et de la libre « discussion » qui aurait éclos un peu partout. Que les événements aient servi de chambre de décompression à des Français dont le morne quotidien était rythmé par le « Métro-boulot-dodo », c’est certain. Que ce défoulement ait donné lieu à une volumineuse logorrhée, c’est exact. Mais celle-ci était parfaitement orientée. Et surtout, tout ce qui ne s’exprimait pas dans le sens révolutionnaire, non seulement n’avait pas droit de cité, mais était banni par une violence physique assumée avec une totale bonne conscience. Il ne faut pas croire que cette violence visait seulement les étudiants, l’immense « majorité silencieuse » désireuse de travailler et de passer ses examens. Cela certes suffisait, si on l’affirmait fort et clair, à être qualifié de « fasciste ».
A fortiori, revendiquer l’apolitisme dans le syndicalisme étudiant, ce qui était le cas de la FNEF (Fédération Nationale des Etudiants de France), nécessairement conservatrice depuis que la gauche et l’extrême gauche s’étaient emparés de l’UNEF dans le cadre d’une politisation revendiquée, suffisait aussi à faire de vous un «fasciste ».« Fascistes » ceux qui ne souhaitaient pas la victoire des communistes au Viêt-Nam. « Fasciste » aussi De Gaulle et les gaullistes. « Fascistes » même aux yeux des trotskystes, maoïstes, dans leurs nombreuses chapelles, les communistes « orthodoxes ». Guy Konopnicki, ancien responsable national des Jeunesses communistes, devenu ensuite élu écologiste et aujourd’hui journaliste à Marianne, qui était alors responsable nanterrois de l’UEC (Union des Etudiants Communistes), doit s’en souvenir encore…Cette violence procédait d’un sentiment de haine à l’encontre de tout ce qui n’était pas dans le mouvement ou de tout ce qu’il voulait détruire. Une haine intellectuellement absurde, soit dit en passant, puisque l’économisme de leur pauvre doctrine aurait du pousser les gauchistes à ne voir dans leurs adversaires que des êtres déterminés par leur situation de classe.
On oublie que le principal fait déclencheur des événements ne fut pas l’apostrophe à Missoffe, Ministre de la Jeunesse et des Sports venu inaugurer la piscine du campus, de Cohn-Bendit lui reprochant la prétendue répression de la sexualité étudiante (Missoffe lui répondit de piquer une tête dans la piscine si la question l’obsédait trop). Ce ne fut pas davantage l’invasion par les gauchistes masculins du dortoir des filles à la résidence universitaire. Ces événements étaient passés inaperçus. Ce fut l’interpellation de quelques-uns des meneurs à la suite du quasi-lynchage en cours de l’étudiant réfractaire Kerauten.
Car contre le « fasciste » tout est permis. Qui n’a pas vu l’éviction de Pierre Juquin, chassé par les Maoïstes de l’amphithéâtre où il était venu parler, ou plus tard l’élimination par la force de Jean Foyer, Professeur de droit, ancien Garde des Sceaux de De Gaulle, qui n’a du son salut qu’à la fuite, peut croire naïvement au caractère libératoire de ce happening. Mais quand on a subi cette folie durant des mois, voire des années (car à Nanterre, somme toute, les années 69 et suivantes ont été encore plus pénibles que 68), on n’a guère d’illusion à ce sujet.
Par réaction, il est résulté des événements une génération de soixante-huitards « de droite », dont il n’est jamais question. Rien qu’à Nanterre Lettres, j’ai rencontré et connu les futurs journalistes Michel Chamard (Valeurs Actuelles, Le Figaro, responsable de la communication chez Philippe de Villiers), Pierre Beylau (Le Quotidien de Paris, puis Le Point), Patrick Buisson (LCI puis La Chaîne Histoire), Alain Pothier dit Sanders (Présent) les universitaires Jacques Népote (ethnologue au CNRS), Bernard Lugan (historien), Stéphane Rials (juriste), le magistrat et essayiste Didier Gallot, mais aussi Marie-France Charles, devenue plus tard Marie-France Stirbois, député, Alain Renaud, qui fut secrétaire général du Front National, etc.Ayant souffert avec eux du climat étouffant qu’y faisaient régner les gauchistes, je ne prétends pas pour autant qu’ils partagent aujourd’hui toutes mes options politiques. Je crois en revanche pouvoir affirmer que les événements les ont définitivement vaccinés, s’il en était besoin, des idéologies de gauche, et que ces mêmes événements n’ont pas été étrangers à leurs vocations intellectuelles ou politiques. Ceux-là, on ne les interroge jamais sur 68.
Un chaos pré-révolutionnaire.
Ils diraient peut-être avec moi, à l’encontre de ceux qui n’ont vu dans tout cela qu’un monôme finalement sans gravité, que les choses étaient beaucoup plus sérieuses qu’on n’affecte de le croire aujourd’hui. Quiconque a vécu de près le déroulement de ces événements peut témoigner de l’effondrement de toutes les structures d’autorité, dans les Universités, les Entreprises, les Administrations. Le jeune homme que j’étais a vu avec effarement les professeurs molestés, comme le doyen Ricoeur, grand philosophe, ignominieusement promené dans une poubelle ; les locaux saccagés, mais aussi les hommes d’affaires, les cadres supérieurs, les dirigeants des quartiers bourgeois faire la queue à leurs banques dans l’espoir d’en retirer 500 francs, montant maximum des retraits autorisés, expédier leurs familles en Suisse, quand leurs épouses se battaient littéralement pour s’approprier les derniers paquets de sucre disponibles à Inno Passy…une société qui s’effondre sous elle. Avec mai 68, j’ai compris ce qui s’était passé en France de 1789 à 1793, en Russie en 1917, en Chine ou en Algérie. J’ai compris les diverses phases du processus révolutionnaire : Provocations visant à délégitimer l’autorité / Fiction de démocratie directe par des « Assemblées » prétendues « générales » soigneusement tenues en main, version estudiantine du soviet révolutionnaire / diabolisation des adversaires justifiant leur élimination / dialectisation du corps social : qui n’est pas avec nous est un ennemi / matraquage de la propagande annihilant tout sens critique, etc. Et ça marche !
L’engrenage qui a conduit tous les rouages mis en place par la gauche : syndicats, associations, partis, à emboîter le pas au mouvement aurait très bien pu déboucher sur une vacance du pouvoir, la guerre civile, l’anarchie, ou une situation du type de celle que la France à connue en 1793. Avec d’incalculables conséquences sur le plan national et international. Car certes, l’Union Soviétique n’était pas mécontente de la politique étrangère du Général De Gaulle, et l’on sait que son attitude a été déterminante dans la réserve du Parti Communiste « français ». Mais si le régime gaulliste avait été balayé, en conséquence par exemple de la démission de son chef, l’URSS ne se serait certainement pas désintéressée de la prise du pouvoir en France.
Finalement, que reste-t-il de Mai 68 ?
Beaucoup de scories, sans doute. J’en dégagerai quelques-unes, conjoncturelles, ou structurelles.
Conjoncturelle, et cependant capitale, fut la victoire apparente des idéologies marxisantes dans de larges pans de la société dont la jeunesse. Cette victoire fut considérée à tort comme acquise par les dirigeants politiques de tous bords, et cela a sans nul doute contribué, non seulement à la survie, mais à la progression du totalitarisme communiste dans le monde. Les dirigeants occidentaux, par lâcheté, lassitude, ou complicité s’y sont en effet résignés. Car, ne l’oublions pas, le phénomène 68, même s’il n’a pas eu partout la même ampleur qu’en France, a été mondial. La victoire militaire des communistes en Indochine par exemple en fut une conséquence. Les événements portaient en germe le désengagement occidental de l’Indochine, et par conséquent la débâcle de 1975, la chute de Phnom Penh et de Saigon, que pour ma part je me refuserai toujours à appeler Ho Chi Minh Ville. Rappelons à l’époque les comptes-rendus laudateurs par le journal Le Monde de l’arrivée des Khmers Rouges. Certes, les communistes ont davantage gagné cette guerre dans les colonnes du Washington Post et sur le campus de Berkeley que dans les colonnes du Monde et sur le campus de Nanterre, mais le phénomène est le même. On peut dire que le communisme y a gagné, intellectuellement et politiquement vingt ans de répit. Car si le système soviétique s’est finalement effondré, une chose est sûre : c’est à ses propres échecs et au courage d’une poignée de dissidents de l’intérieur qu’on le doit, et non aux élites intellectuelles ou politiques occidentales. Quant au communisme oriental, qui tient encore dans ses serres plus d’un milliard et demi d’êtres humains, en Chine, en Indochine et en Corée, tous les espoirs nous sont permis, puisque nos soixante-huitards viennent de découvrir, avec les événements du Tibet, le caractère condamnable du régime de dictature qui sévit en Chine par la violence et la terreur depuis tout de même soixante années ! Allons camarades, encore un petit effort !
Une conséquence structurelle est sans nul doute le triomphe de « l’esprit de 68 ». Il n’avait rien de primesautier, on l’a vu, et l’ardeur révolutionnaire en a plus ou moins rapidement disparu, au fur et à mesure que les « soixante-huitards » accédaient aux bienfaits de cette société de consommation qu’ils avaient tant décriée. Les uns directement, les autres après quelques détours par le Larzac ou autre lieu. Il en est resté une appréhension cynique de la Société, un esprit de persiflage systématique des idéaux, des engagements, des institutions, des hiérarchies, des valeurs traditionnelles. Esprit qu’illustre assez bien le ton général du journal « Libération », fondé par l’alors Maoïste Serge July avec le concours de Jean-Paul Sartre, et passé de l’état de brûlot maoïste à celui de journal officiel des « Bobos », soutenu par les banques et détenu par Rothschild. Quand on a vu cela, on peut tout voir. N’allez pas jusqu’à croire cependant que cet esprit-là relève de l’irrespect gaulois qui s’est toujours plus ou moins manifesté en France à l’égard des pouvoirs établis, et qui, certes, rend notre pays plus difficile à gouverner qu’un autre. Mais en l’occurrence, c’est beaucoup plus profond. Car ce nihilisme bourgeois a ses dogmes et ses tabous. La sympathie et l’indulgence que l’on aura pour les pires criminels se mue par exemple en hostilité viscérale à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin, ose encore défendre les valeurs traditionnelles. A titre d’exemple de leur pruderie, les nouveaux Tartuffe publient quotidiennement des petites annonces proposant relations sexuelles de toutes natures, à l’endroit, à l’envers, à deux, à trois ou en partouzes, mais s’indignent s’ils ont cru entendre (d’ailleurs faussement) d’un élu de la droite nationale que Marine Le Pen était « dragable ».
La vérité, c’est que le soixante-huitard a échoué. Il s’est trompé sur tous les tableaux. Il a été, au moins intellectuellement ou moralement, le complice de l’un des pires systèmes que le monde ait connu, dans quelque variante que ce soit. La prétendue guerre de libération du Viêt-Nam a débouché sur l’oppression du Viêt-Nam, et il en a été ainsi de toutes les autres prétendues guerres de libération. La prétendue libération sexuelle a en fait surtout libéré les hommes, libres de ne pas s’engager envers leur partenaire et d’en changer comme bon leur semble, puisque la pilule et l’avortement les dégagent de toute responsabilité. Les soixante-huitards arrivent maintenant à l’âge du Viagra. « La chair est triste hélas, et j’ai lu tous les livres », pourraient-ils s’écrier avec le poète Stéphane Mallarmé.
Internationalistes toujours, mais plus prolétariens.
Le prolétariat français, paré de toutes les vertus quand on voyait en lui une force potentiellement révolutionnaire, est devenu objet d’indifférence, voire de sarcasme ou de mépris dès lors qu’il est apparu comme recherchant avant tout l’amélioration légitime de sa condition, et que, frappé par les conséquences d’une immigration massive que l’on installait dans les quartiers ouvriers, il a commencé à se plaindre de devenir étranger dans son propre pays. Dès lors, et surtout bien sûr s’il vote Le Pen, l’ouvrier français n’est plus pour le soixante-huitard qu’un « beauf » raciste et stupide, du type de celui dont se gausse le dessinateur Cabu à longueur de dessin. Aujourd’hui, Daniel Cohn-Bendit, « rangé des voitures », est l’un des personnages les plus en vue de l’établissement. Ayant toujours entretenu l’ambiguïté sur le point de savoir à quelle chapelle du gauchisme il appartenait, il ne donne certes plus dans l’internationalisme prolétarien, ainsi que la plupart de ses contemporains, mises à part quelques exceptions trotskystes comme Krivine. Comme beaucoup de soixante-huitards, le prolétariat ne paraît plus guère l’intéresser depuis que le prolétaire est revenu en nombre à des valeurs de droite. Mais il reste l’internationalisme. Celui-ci s’est mué en mondialisme, avec une nouvelle force capable de contribuer à la destruction de l’ordre ancien : les peuples du tiers-monde, spécialement quand ils viennent s’installer dans les pays occidentaux.
Ce mondialisme peut revêtir diverses formes, d’ailleurs non nécessairement exclusives les unes des autres. Il y a le mondialisme technocratique, celui qui attribue le pouvoir à une petite caste de « sachants » de préférence dans le cadre d’un nomadisme généralisé des populations, des produits, des capitaux, comme l’a très bien décrit et annoncé Attali dans son livre consacré à la civilisation nomade (L’Homme nomade, Fayard éd.). Attali qui fut le gourou de Mitterrand, et qui est aujourd’hui l’un des gourous de Sarkozy. Il y a le mondialisme idéologique, qui fait des « droits-de-l’homme » d’ailleurs à géométrie variable, le cache-sexe de ses ambitions dominatrices ; le mondialisme « anti-raciste », véritable religion qui n’a rien à voir avec la défense d’étrangers supposés vivre des situations difficiles dans leur pays d’accueil, mais qui est un projet de société visant à l’universel métissage, laïque et obligatoire, mais pas gratuit pour autant ; le mondialisme Rousseauiste de type écolo, qui veut que la Nature soit bonne et que seule la Société la corrompe, proposant la Rédemption de l’Humanité pour la sauver de l’enfer du réchauffement climatique et la conduire au Paradis du « développement durable ».
Il y a enfin le mondialisme économique, qui repose sur la disparition des frontières. Certes, dans l’esprit du public d’aujourd’hui, cette dernière forme n’est pas le produit du gauchisme, mais se rattacherait plutôt aux puissances financières, aux intérêts économiques du capitalisme, aux doctrines du libéralisme et de l’ultra-libéralisme. On aurait tort d’oublier cependant que l’un des plus nets partisans du libre-échange, à cause précisément de son caractère destructeur, fut Karl Marx.
Le destin de beaucoup de « soixante-huitards » me fait irrésistiblement penser à la célèbre chanson de Jacques Brel sur ces jeunes gens qui « montrent leur cul » aux bourgeois qu’ils traitent de cochon, et qui, devenus quelques années plus tard de respectables notaires, s’indignent à leur tour des voyous qui osent les traiter de la même façon. L’un des plus en vue a récemment déclaré, paraît-il : « Nous nous étions révoltés pour ne pas devenir ce que nous sommes finalement devenus ». Malgré son malaise existentiel, toute lucidité n’aurait donc pas abandonné cette génération. Puisse-t-elle un jour prendre l’exacte mesure de son aveuglement, mais aussi de sa stérilité et de son égoïsme. Et puissent les enfants et petits-enfants des soixante-huitards rompre avec cet héritage délétère, et reconstruire patiemment, sur la base des valeurs qui ont fait la beauté de notre civilisation.