Rocambole
L’évasion spectaculaire de M. Carlos Ghosn illustre parfaitement l’expression argotique pour : s’échapper : « se faire la malle », puisque c’est précisément caché dans une malle qu’il aurait réussi à quitter le Japon, au nez et à la barbe des autorités. Prouesse, assurément, dans un pays où il était reconnaissable partout et par tous, où l’on n’entre ni ne sort sans montrer patte blanche, contrairement à chez nous ! L’opération, véritable scénario de film, suscite la sympathie que l’on a pour d’Arsène Lupin ou Rocambole. Mais ici même (« Présent » du 3 janvier, p. 5), Francis Bergeron a très bien analysé l’ambiguïté de la situation.
Je ne partageais pas en effet l’engouement général pour la personne de M. Ghosn du temps de sa puissance. En particulier, j’avais trouvé choquant qu’alors que ses émoluments se montaient semble-t-il à près d’un million d’Euros par mois, il en réclame pratiquement le doublement. Or, bien avant son arrestation et le scandale qui a suivi, l’action Renault avait baissé de près de 40%, et les salaires de l’entreprise stagnaient. Devant le refus de l’Assemblée Générale, M. Ghosn s’était fait voter l’augmentation par le Conseil d’Administration ! En 2016 il aurait touché 16.5 millions d’euros, soit 938 SMIC, 45 000€ par jour, dimanche et vacances compris. Sans tenir compte des maisons, des appartements, et travaux dans ses biens propres aux frais de l’entreprise.
Présomption d’innocence
J’avais cependant évité de l’accabler publiquement après son arrestation spectaculaire le 19 novembre 2018. Quel que soit mon respect pour les institutions japonaises, sa détention sévère nuisait à sa défense, et portait atteinte à la présomption d’innocence.
Une présomption d’innocence qu’en d’autres circonstances Carlos Ghosn avait lui-même bafouée en 2011, accusant sur TF1 trois ingénieurs de Renault d’avoir vendu des secrets industriels sur le véhicule électrique à la Chine. Ingénieurs respectés dans l’entreprise, ils avaient été licenciés brutalement après avoir subi des interrogatoires musclés en interne. L’enquête de la police a révélé qu’ils étaient parfaitement innocents et que l’affaire avait été montée de toute pièces par d’anciens barbouzes du service de sécurité de Renault. L’ire de la Chine avait provoqué un incident diplomatique. Et Ghosn avait fait porter le chapeau à son numéro deux, Patrick Pelata, contraint de démissionner.
Les récentes accusations à l’encontre de M. Ghosn étaient sérieuses. Selon les agences de presse japonaise (Jiji, Kyodo) il aurait depuis 2011 sous-évalué de cinq milliards de yens (38,9 millions d’euros) sa rémunération de président de Nissan, qui s’élevait à près de 10 milliards. Le cabinet d’audit Ernst & Young, chargé des comptes de Nissan, aurait émis à plusieurs reprises dès 2013 des doutes sur certaines transactions, notamment des achats de résidences luxueuses à l’étranger pour 2 milliards de yens (15,5 millions d’euros)., mais il lui avait été assuré que tout était fait dans les règles.
À l’origine…
En 1999, Renault, dirigé par Louis Schweitzer vient au secours de Nissan qui se trouve en quasi faillite, et sans autre soutien possible. Quelques mois plus tard Ghosn est nommé à la tête du constructeur japonais dont Renault détient 36,4% du capital (43,4% aujourd’hui). Plus tard Nissan prendra une participation de 15% du capital de Renault (sans droit de vote). Une société de droit néerlandais, Renault-Nissan BV, coiffant le tout, était détenue à parité par Renault et Nissan.
L’idée de départ : une alliance, supposait le respect des intérêts réciproques. Car ces accords sont difficiles : échec spectaculaire du rachat par Daimler de Chrysler en 1998, acheté pour la somme astronomique de 36 milliards de dollars, et finalement revendu en 2007 pour une bouchée de pain… En 2011, rejet par le japonais Suzuki du partenariat entamé avec Volkswagen en 2009. Plus près de nous, ce fut l’expérience complètement ratée du mariage Volvo-Renault au début des années 1990. C’est d’ailleurs ce qui avait conduit Louis Schweitzer à prendre en compte la dimension culturelle, en imaginant non pas une fusion avec Nissan, mais une alliance.
Cette alliance a eu des effets positifs. En 2011, Renault-Nissan devient le troisième groupe automobile mondial, derrière General Motors et Volkswagen. Et, après adjonction de Mitsubishi, le premier en 2017, devant Volkswagen, Toyota et General Motors. Soit 5.8 millions de véhicules pour Nissan, 3.8 pour Renault et 1 pour Mitsubishi.
On a beaucoup insisté sur la rivalité interne au groupe qui aurait conduit les dirigeants de Nissan à vouloir se débarrasser de Ghosn, par refus d’une fusion entraînant la disparition de leur autonomie. Le directeur général de Nissan, Hiroto Saïkawa, qui y était ouvertement hostile, a indubitablement tenu une grande place dans l’éviction de Ghosn, avant d’être éliminé à son tour.
Mais surtout, Carlos Ghosn , qui se voulait « Citoyen du monde » (titre d’un livre de 2003, publié chez Grasset, plein d’autosatisfaction,) a sans doute péché par hybris, par démesure. Sa cupidité a heurté le sentiment confucéen des Japonais, pour qui on a le droit d’être riche, mais où il est mal vu de trop le montrer. Ayant pratiqué licenciements massifs et étranglement des sous-traitants, M. Ghosn n’était certes pas un « cost-killer » pour lui-même…
Et les administrateurs ?…
Il n’est pas le seul responsable. Le Conseil d’Administration de Renault, l’Etat français, qui y est représenté, le comité des rémunérations, etc. ont été gravement défaillants, sans qu’à ce jour on leur en demande compte.
Curieux Conseil d’Administration, où l’on chercherait vainement des spécialistes de l’ingéniérie automobile (à part peut-être M. Thierry Bolloré, évincé depuis) ! Parmi les 19 membres élus en 2015 , outre les noms des représentants du personnel et de l’Etat, on y trouvait un pharmacologue haut cadre de l’industrie pharmaceutique (Jean-Pierre Garnier, Glaxo, Groupe Pierre Fabre), un PDG d’entreprises de spectacles et media divers (Marc Ladreit de Lacharrière, Fimalac), le PDG du groupe Danone (Franck Riboud), l’ancien directeur général d’Hermès (Patrick Thomas ), etc. Je ne doute pas des qualités, des compétences économiques, et des capacités d’adaptation de ces personnes, mais on ne vend pas exactement des voitures comme on vend des médicaments, la Revue des Deux Mondes, des yaourts ou des foulards en soie… On comptait aussi deux dames avocates : Mme Cherie Blair, qui avait surtout pour elle d’être l’épouse de l’ancien Premier Ministre britannique Tony Blair, et Mme de la Garanderie, spécialiste des droits sociaux et de l’enfant, qui fut bâtonnier de
l’Ordre des Avocats de Paris… Les deux représentants de Nissan étaient précisément M. Hiroto Saïkawa et Mme Yuriko Koïke, que j’ai bien connue quand elle était député, mais dont je doute qu’elle ait eu souvent l’occasion de siéger, étant gouverneur (élu) du département et de la ville de Tôkyô (14 millions d’habitants) !
Cupidité
La société japonaise a su résister, au moins jusqu’à maintenant, à la mode des rémunérations démentielles pratiquées aux États-Unis qui déteint sur l’Europe. Au Japon, la rémunération des dirigeants est dix fois moins élevée qu’aux États-Unis. En 2017 : 1,2million de dollars en moyenne, contre 11,7millions de dollars (calculs du cabinet Willis Towers Watson).
En France, le caractère scandaleux des rémunérations de certains grands patrons apparaît surtout quand il s’agit d’hommes qui n’ont pas créé l’entreprise qu’ils dirigent, souvent hauts fonctionnaires à l’origine, nommés par la faveur du pouvoir politique, qui parfois gèrent mal, et partent avec stock-options et retraites mirifiques.
Partisan de la libre entreprise, admirateur des vrais entrepreneurs, je trouve normal qu’ils s’enrichissent à proportion des richesses qu’ils créent, des salaires ou des dividendes qu’ils distribuent. Mais le cynisme de ceux qui s’empiffrent tout en demandant aux autres des sacrifices ne saurait se confondre avec la légitime défense des libertés économiques.