Jusqu’ici peu de Français avaient entendu parler de Wu-Han, l’ancienne Han- Kéou, maintenant connue de tous, à cause de l’épidémie de coronavirus dont elle est l’épicentre.
Elle est au cœur de la Chine profonde. Tirez une ligne du nord au sud : de la Mandchourie à Canton, et une autre d’est en ouest : du Tibet À l’océan Pacifique, Wu-Han est à l’intersection, sur les rives de l’immense Yang-Tsé-Kiang.
Langues multiples.
J’ai connu Wu-Han il y a environ 35 ans, dans des conditions curieuses. Fraîchement nommé professeur à l’université de Lyon pour y créer la chaire de japonais, j’étais auparavant maître de conférences à la faculté de droit de Metz. Mes collègues linguistes s’étaient dit que, comme juriste, j’étais sans doute capable de lire un arrêté ministériel, et m’avaient fait l’honneur de me demander d’être l’assesseur, c’est-à-dire l’adjoint du doyen de la faculté. Ce dernier, professeur de russe, avait démissionné peu de temps après pour raisons de santé, et j’avais dans la foulée été élu pour lui succéder. Je dirigeais donc une faculté où l’on enseignait plus de 25 langues étrangères à de nombreux étudiants. Les gros bataillons étaient bien sûr à l’époque pour l’anglais, l’espagnol, l’allemand, etc., mais les autres langues: latines, slaves, l’arabe, l’hébreu, le chinois, le japonais, y étaient aussi pratiquées.
Le directeur du département d’hébreu était un érudit, le professeur Gérard Emmanuel Weil, qui avait été rabbin à Saverne, et dirigeait un laboratoire original situé à Villeurbanne : le CATAB , Centre d’Analyse et de Traitement Automatique de la Bible et des traditions écrites. Car on fait encore aujourd’hui des découvertes sur la Bible, notamment par le traitement statistique informatique des occurrences, c’est-à-dire des apparitions de tel ou tel vocable, des formes grammaticales, etc.
Préhistoire de l’informatique
On n’en était encore au début de la micro informatique. Les plus jeunes n’ont pas connu cela, mais à l’époque, le seul micro-ordinateur était pratiquement l’Apple 2, qui venait des États-Unis, et ne connaissait qu’un clavier anglo-saxon QWERTY. Impossible même à l’époque de disposer des particularités graphiques du français, telles que les accents grave, aigu, circonflexe le ç etc. !
L’astucieux professeur Weil avait avec son équipe bricolé l’un de ces micro- ordinateurs pour qu’il pût imprimer des textes en hébreu et en arabe. Il avait appelé son invention : le glyphotron.
Un beau jour, une délégation de l’université de Wu-Han vint en visite en France. À Lyon, on leur fit visiter le laboratoire du professeur Weil, qui leur proposa d’essayer de rentrer les idéogrammes du chinois dans sa machine, de telle sorte qu’ont pût les saisir et les imprimer, serait-ce à partir d’un clavier ne comportant que quelques dizaines de touches.
Ils s’en suivit un programme de coopération, tel qu’un matin mon collègue m’appela pour me dire qu’il m’emmenait avec lui à l’université de Wu-Han, avec laquelle nous étions en partenariat.
« D’une part vous êtes mon doyen » me disait-il, « et en outre vous connaissez le système des idéogrammes, puisque bien que les deux langues soient très différentes, l’écriture japonaise est en grande partie empruntée du chinois. » J’eus beau lui faire observer que cet emprunt avait eu lieu il y a 14 siècles et que depuis les deux écritures avais divergé ; rien n’y fit. Et me voilà parti pour Wu- Han.
Gardes rouges
L’université avait été construite entre les deux guerres, malgré les terribles difficultés de la Chine d’alors. L’architecture en était moderne, mais les toits épousaient les formes traditionnelles ; les tuiles étaient vernissées, et sur les arrêtes figuraient les représentations d’animaux traditionnelles.
Le régime communiste n’avait rien apporté de plus à ces bâtiments construits à l’époque du Kuo-Min Tang. Les étudiants vivaient dans des conditions misérables. Le seul héritage du communisme était les séquelles de la « Révolution culturelle » par laquelle Mao Tsé Toung avait lancé des hordes de jeunes gardes rouges fanatisés à l’assaut du pays. Ici, ils avaient défenestré quelques professeurs, certains étaient morts ou estropiés. Ils avait aussi mis le feu aux livres de la bibliothèque, dans le contenu se trouvait réduit à l’indigente propagande officielle du régime. « Cela s’est passé durant les années de troubles » nous disait-on un peu gêné. Et dire qu’il y eut tant d’intellectuels français, à commencer par Sartre, pour encenser ces abominations !
Accueil chaleureux
L’accueil n’en avait pas été moins chaleureux. Je me souviens qu’à un repas offert en notre honneur, la conversation, bien prudemment, déboucha sur la politique. Monsieur Weil exposa qu’il était plutôt par ses origines familiales de sensibilité socialiste. Un rien provocateur, je déclarais qu’en revanche, moi- même, je me classais dans la catégorie «petit-bourgeois réactionnaire», habituellement stigmatisée par la dialectique marxiste. Nos interlocuteurs se mirent à rire d’abord, puis, incrédules, demandèrent au professeur Weil si c’était bien le cas. Il confirma. Nos interlocuteurs furent stupéfaits. On était sous Mitterrand. Etait-il donc possible, en régime socialiste, qu’un doyen de faculté fût d’une sensibilité opposée à celle du gouvernement ? Je les « rassurais» en leur disant que l’inverse était beaucoup plus fréquent, à la tête de nos universités : beaucoup de gens de gauche, même sous les régimes dits « de droite ».
Le département de français nous émut particulièrement. Il était dirigé par un octogénaire qui avait été persécuté sous la révolution culturelle, et qui avait connu la France. Leurs moyens étaient très limités. Sur un mauvais papier, au prix d’efforts inouïs, ils publiaient néanmoins une revue d’études françaises, et l’on y trouvait les poèmes de Victor Hugo, qu’ils traduisaient en chinois.
Communisme et religion
Le professeur Weil, juif pratiquant, demandait à manger kasher, ce qui n’était pas une mince performance en Chine, où une grande partie de la nourriture est revenue dans la graisse de porc ! Je demandais donc à pouvoir aller à la messe le dimanche. Je pus le faire à Canton, dans la cathédrale, construite à l’initiative de de missionnaires français. J’eus la surprise–et le plaisir, de l’entendre selon le rite traditionnel. Je sais bien que ce n’était pas l’église des catacombes, église du silence, persécutée pour sa fidélité à Rome. J’entends bien que l’on me dira qu’il n’y avait peut-être là qu’une représentation, organisée par le Parti communiste. Je dirai cependant ma certitude que la réalité est plus complexe : il y avait dans l’assistance des personnes d’origine très modestes, grand-mères accompagnées de bambins portant sur le visage la trace manifeste d’épreuves passées. Je pense que la situation devait être comparable à celle des fidèles qui, faute de pouvoir faire autrement, assistaient pendant la Révolution à la messe des prêtres jureurs…
Changements…
La Chine sortait alors à peine du maoïsme, sous l’inspiration de Teng Hsiao Ping, le nouvel homme fort, qui d’ailleurs dans sa jeunesse avait été étudiant à Lyon, comme beaucoup de futurs cadres de la Chine, aussi bien nationalistes que communistes. La situation de la population était encore très précaire. Tout le monde était en costume Mao. Ceux des cadres un peu plus élégants que ceux des ouvriers. Il se déplaçaient à bicyclette. Je suis revenu en Chine à plusieurs reprises. Aujourd’hui, les mêmes cadres sont en en costume cravate, et roulent en Porsche Cayenne (beaucoup plus malheureusement que dans des voitures françaises !)…
La coopération avec l’université de Wu-Han a cessé. Aujourd’hui, avec mon tout petit ordinateur MacBook Air, d’à peine 1 kg, successeur de l’Apple 2, je puis écrire pratiquement toutes les langues du monde. Tous les idéogrammes du chinois classique ou moderne s’affichent, aussi bien que le cyrillique, l’alphabet grec, arabe, le sanskrit, le tamoul, etc. !
Tout ceci n’apportera pas à nos lecteurs beaucoup d’informations sur l’actuelle épidémie, mais l’on me pardonnera j’espère de n’avoir aucune compétence en virologie ! Je crois pouvoir dire toutefois que, quoi que l’on pense du régime chinois actuel, on ne peut reprocher aux autorités d’avoir manqué de réaction, ni d’avoir occulté la situation. Il est assez étonnant de les voir capables de construire des hôpitaux de plusieurs milliers de mètres carrés en pratiquement 10 jours. Leur discipline est remarquable.
Rapatriement
On fait grand cas du rapatriement des Occidentaux, en général, et de nos compatriotes en particulier. Oserais-je le dire ? Cela me laisse malgré tout un certain sentiment de malaise. J’ai un peu l’impression d’une fuite :
Disant cela, je ne jette la pierre à personne. Mais je pense à la fuite assez médiocre d’une bonne partie du personnel diplomatique français au Japon quand se produisit l’accident du tsunami et de l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima.
Personnellement, je ne me considère absolument pas comme un héros ; je n’irai pas courir des risques inutiles. Mais quand cet incident s’est produit au Japon, alors que j’étais membre de la délégation du parlement européen chargé des relations avec ce pays, je n’ai pas hésité à m’y rendre avec mes collègues, y compris à Fukushima.
Les Occidentaux repartiraient-ils au moindre danger, abandonnant les amis et connaissances qu’ils ont pu, on l’espère, nouer là-bas ? Je comprends et approuve ceux qui souhaitent mettre leur famille à l’abri, mais je crois que ceci fait, il y aurait ensuite un certain panache à rester. Et à montrer que, quand les Français se trouvent dans un pays lointain, ce n’est pas toujours pour n’y faire que du business…