Crise grave
L’annulation de l’achat à « Naval Group » (arsenaux français privatisés, ex Direction des Constructions Navales) de douze sous-marins français à propulsion diesel par l’Australie n’a pas fini de faire des vagues. La France, pour manifester son mécontentement de l’annulation de ce contrat de 90 milliards de dollars australiens, soit 56 milliards d’Euros (avec tous les à-côté), a rappelé nos ambassadeurs en poste à Canberra et Washington cependant que le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian n’était pas avare d’expressions peu diplomatiques : «crise grave», « mensonge », « duplicité », « rupture majeure de confiance », « mépris », etc.
Polémiques
Il est difficile à l’observateur extérieur de juger aussi clairement le fond. Le Premier Ministre australien Scott Morrison assure que l’Australie avait de « profondes et graves réserves » sur l’évolution du programme, et le Ministre de la Défense Peter Dutton, qui se veut « franc, ouvert, et honnête » (sic), affirme qu’elles n’avaient pu rester inconnues des autorités françaises…sans préciser vraiment de quelle façon elles auraient été formulées ! Le programme avait déjà dérapé en durée et en budget. M. Biden a prononcé des mots d’apaisement, mais il est douteux -et d’ailleurs pas souhaitable- que cela suffise à panser nos blessures.
Les Australiens se tournent ainsi vers l’acquisition de sous-marins nucléaires de fabrication américaine. La France eût été peut-être en mesure de leur en fournir, sans les normes que nous nous imposons en matière de « non-prolifération », difficilement compréhensibles en l’occurrence.
Les sous-marins d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec les U-Boot de la dernière guerre mondiale, dont les épaves et les restes des malheureux équipages jonchent le fond des océans. La KriegsMarine allemande en a perdu à elle seule des centaines, et 30.000 marins. Ils avaient un temps fait régner la terreur sur les convois à destination de la Grande-Bretagne, avant que les progrès de l’ASDIC, c’est-à-dire du sonar anti-sous-marin, ne permettent de mieux les détecter sous l’eau.
Il y a nucléaire et nucléaire…
Le terme : sous-marins nucléaires est ambigu pour le grand public. Il désigne indifféremment des sous-marins dont non seulement la propulsion, mais aussi l’armement est nucléaire, d’un tonnage vingt fois plus important que ceux de la Deuxième guerre mondiale, équivalant à celui des anciens croiseurs, et que nous désignons en France sous le terme de SNLE : Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins. Les engins en question étant 16 immenses fusées intercontinentales pourvues d’ogives nucléaires capables de dévaster le monde.
Ici en revanche il s’agit de sous-marins à propulsion nucléaire, mais dont l’armement demeure classique (torpilles, missiles mer-mer, etc.), que nous appelons SNA : Sous- marin Nucléaire d’Attaque. Leur autonomie est très supérieure à celle des sous- marins classiques, mus par des moteurs diesel alimentant des batteries électriques. Encore que les sous-marins français dont la vente vient d’être annulée, de la classe « Attack », dérivée de nos « Barracuda », étaient capables de performances remarquables, utilisant des piles à combustible, et emportant un armement redoutable, capable de frapper sous la mer, sur terre et même dans les airs.
Sur nos sous-marins à propulsion nucléaire, le carburant nucléaire ne doit être rechargé qu’une fois tous les dix ans. En raison d’un uranium hautement enrichi, ce délai serait encore plus important pour les SNA américains que l’Australie prévoit désormais d’acheter. Elle n’est cependant pas au bout de ses peines, car elle n’est pas à ce jour équipée pour la maintenance de tel matériel, ne disposant pas d’industrie atomique. Le plus long dans ce domaine n’étant pas le transfert de matériel ou de technologie, mais bien la formation des personnels.
Les grands sous-marins sont essentiels pour les marines d’aujourd’hui, car, même si la détection sous-marine (par ondes sonores, magnétisme, etc.) a fait des progrès considérables, le sous-marin en profondeur reste difficile à détecter.
On en a eu un exemple lors de la guerre des Malouines, ou l’envoi de SNA par la marine britannique, a suffi pratiquement à clouer au port la marine d’Argentine, après la destruction du croiseur cuirassé Belgrano.
Peut-être même le sous-marin est-il aujourd’hui le nouveau « Capital ship », fleuron des armes navales, comme le cuirassé jusqu’à la Première Guerre mondiale, ou le porte-avions en cours de la seconde. C’est qu’en effet à l’heure actuelle, les navires de surface sont de plus en plus détectables par des constellations de satellites : une opération surprise comme celle de l’attaque de Pearl Harbour par les Japonais en 1941 serait aujourd’hui presque impossible, même si des techniques de leurre et d’armes à énergie dirigée pour neutraliser les satellites se développent en parallèle.
Solidarités anglo-saxonnes
Cette affaire franco-australienne illustre, s’il en était besoin, le fait que les Ètats obéissent avant tout à leurs propres intérêts, et aussi les difficultés d’une véritable coopération sur un pied d’égalité avec le monde anglo-saxon, qui reste régi par des solidarités profondes et exclusives.
Elles sortent encore renforcées par le Brexit. De Gaulle avait refusé l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, percevant que celle-ci préférerait toujours ses relations privilégiées avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande au respect de la préférence communautaire. La sortie de l’Union Européenne a définitivement désinhibé la Grande-Bretagne, qui se tourne résolument vers ses anciennes colonies et vers les États-Unis.
Il y a plusieurs années, une tentative similaire de concevoir et de fabriquer en commun deux porte-avions entre Londres et Paris n’avait abouti, après d’innombrables palinodies (dont plusieurs de notre fait), qu’à des études restées sans lendemain, et à l’enterrement du nécessaire projet de deuxième porte-avions. En février 2014, la Cour des comptes en avait chiffré le désastre financier à « plus de 200 millions d’euros […], sans véritable contrepartie pour la France ». Cela aurait dû servir de leçon…
Mieux vaudrait à l’avenir nous tourner plutôt vers la coopération avec des pays de langue et de culture latine tels que l’Italie, (en dépit des difficultés du programme de Frégates multi-missions), l’Espagne, le Portugal, ou les pays hispanophones ou lusophones du continent américain.
Alliance
En termes de géopolitique, cette affaire traduit aussi le renforcement de l’alliance entre les USA, la Grande-Bretagne et l’Australie dans une nouvelle politique de « containment » face à la Chine, alliance baptisée « AUKUS ». Pékin ne s’y est pas trompé, et traite l’Australie de façon injurieuse.
Nous verrons si le mécontentement français dure suffisamment pour que les États- Unis regrettent d’avoir sacrifié l’alliance avec notre pays à leur nouvelle stratégie et aux intérêts de leur industrie. Le prochain sommet de l’OTAN à Madrid sera peut- être l’occasion de mettre les choses au point.
Présence dans le Pacifique
Nous ne manquons pas d’atouts dans le Pacifique, où nous n’avons guère d’intérêt à l’affrontement avec la Chine, ainsi que je l’ai déjà écrit ici. Les revendications de Pékin sur les îlots et le plateau continental de la mer de Chine peuvent inquiéter l’Indonésie, la Malaisie, Bahrein, le Vietnam, le Japon, les Philippines ; elles ne menacent pas directement notre immense domaine maritime, organisé principalement autour de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française, et accessoirement de l’île de Clipperton, sans parler de nos possessions dans les mers australes. Cependant l’attitude chinoise fragilise la convention de Montego Bay, qui nous octroie le deuxième domaine économique mondial, et inspire d’autres puissances plus près de nous, en Méditerranée orientale ou dans le grand Nord.
Il reste que, si nous voulons y être pris au sérieux, il faudrait y disposer d’un matériel plus important que quelques frégates de surveillance et autres bâtiments, certes performants, mais légers. Et aussi cesser de s’obstiner à demander à un corps électoral artificiellement restreint en Nouvelle-Calédonie de revoter pour l’indépendance, après chaque référendum ayant manifesté le désir de la majorité de rester française.