Samedi, les insurgés sunnites regroupés sous la bannière de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont pris le contrôle d’un des trois postes-frontière avec la Syrie. Cette offensive éclair est la conséquence directe de la politique menée par le premier ministre irakien, le chiite al-Maliki , qui en écartant les sunnites du pouvoir a renforcé les rangs des djihadistes, contre lesquels une armée irakienne faible et certainement infiltrée n’oppose qu’une médiocre résistance.
Le Secrétaire d’Etat américain John Kerry était hier au Caire, d’où il a exhorté les dirigeants irakiens à constituer un gouvernement d’union nationale, à dépasser les fractures confessionnelles. L’idéologie de l’EIIL « est une menace non seulement pour l’Irak mais aussi pour la région tout entière » a-t-il déclaré avant d’affirmer, avec un culot qui laisse pantois, que l’Amérique n’était « pas responsable » de la situation en Irak !
Barack Obama a affirmé de son côté que son allié jordanien était aussi potentiellement menacé par l’offensive djihadiste, en omettant de préciser ce que tout le monde sait, à savoir que c’est un autre Etat « ami » de Washington, en l’occurrence l’Arabie Saoudite, qui soutient les combattants sunnites qui se battent en Irak et en Syrie…
Dans ce contexte, le président américain a annoncé l’envoi de « 300 conseillers militaires » à Bagdad, spécialisés dans la « lutte contre le terrorisme ». Pour autant, une implication massive des forces armées des Etats-Unis en Irak pour tenter d’ éradiquer l’EIIL apparaît inenvisageable. En tout premier lieu parce qu’ une large fraction des citoyens et les militaires américaines eux-mêmes y sont résolument hostiles. Le retrait des troupes yankees de ce pays était une des promesses de campagne du candidat Obama. Le « coût » humain et financier de la guerre en Irak pour les Etats-Unis parle de lui-même : 4500 morts au combat, des dizaines de milliers de blessés et de soldats souffrant de troubles psychologiques post-traumatiques et une facture de 3000 milliards de dollars .
Dans « l’Orient compliqué » les grilles de lecture simplistes ne sont pas de mise. Comme le rappelle très justement Pascal Nari dans l’Action française, si les djihadistes (environ vingt mille hommes) sont majoritairement islamistes, il y a aussi dans leurs rangs « de nombreux ex-militaires du régime bassiste de Saddam Hussein » , « les opérations sur le terrain semblent être menées par les officiers de l’armée de Saddam Hussein ». Combattent également des musulmans d’obédience sunnite, membres des « tribus », qui ne sont pas forcément « islamistes », « qui se sont soulevés contre le régime à dominance chiite de Bagdad installé par Washington »… et soutenu par (…) Téhéran ».
Quant aux armes lourdes (artillerie, chars, hélicoptères…) dont disposent les insurgés, elles proviennent de la débandade de l’armée officielle qui déserte sans combattre. Mais aussi en partie de la Libye « livrée au chaos par la chute de son ancien régime » voulue par l’Otan, notamment le trio infernal Juppé-BHL-Sarkozy, et « en grande partie des armes et munitions fournies par les Etats-Unis, la France et quelques autres aux insurgés syriens ».
« Etrange situation malgré toutes les mises en garde » note encore Pascal Nari, « l’Occident, prétendant armer les partisans de la démocratie en Syrie, a, de fait, mis en place une armée d’islamistes fanatisés qui s’insurgent maintenant contre ses propres intérêts et mettent les pays musulmans à feu et à sang, avant d’’attaquer, de l’intérieur, les pays de l’Europe occidentale et surtout la France . Si bien que désormais des émissaires de Washington et d’autres capitales occidentales prennent langue avec Damas, demandent son aide. Hier ils prétendaient renverser Bachar el-Assad et le traduire devant la justice internationale. Aujourd’hui on le courtise»…
Dans les pays arabes de la région il est par ailleurs à noter que l’Etat ne s’incarne et n’a d’existence réelle qu’au travers la domination, par la force ou l’adhésion populaire, d’un clan, d’une famille , d’une tribu, d’un groupe… Cet équilibre étant rompue, et sans renversement de la situation militaire sur le terrain, l’Irak, pays créé de toute piéce par la France et la Grande-Bretagne au lendemain de la Première Guerre mondiale, « en application du fameux accord Sykes-Picot de 1916 », se dirige vers l’implosion, la partition. « Les affrontements ont toutes le chances de continuer (…). Un nouveau foyer de tension extrême qui déstabilisera encore davantage la région, et aussi le marché pétrolier ». Il semble en effet « peu probable que le Premier ministre al-Maliki, marionnette corrompue aux méthodes dictatoriales, puisse former un gouvernement d’union nationale comme le lui demande le secrétaire d’Etat John Kerry qui n’y croit sans doute pas lui-même».
Ce conflit qui ravage l’Irak, et plus largement les menées des combattants islamistes, sont là pour nous rappeler que l’objectif final des théoriciens du djihad est la poursuite du vieux rêve de l’installation du « califat », d’un gouvernement musulman mondial sunnite. Projet mirifique contre lequel, il faut aussi le noter, des mahométans s’élèvent, en citant le Coran: « Le rêve séculaire, caressé par les Musulmans, que le califat doit être un gouvernement islamique englobant tous les Musulmans, n’a jamais pu devenir une réalité. Il est devenu au contraire une cause de dissension, d’anarchie et de guerre entre les croyants. Mieux compris, l’intérêt de tous a désormais tiré au clair cette vérité, que le devoir des Musulmans consiste à posséder des gouvernements distincts. Le véritable lien spirituel entre eux est la conviction que tous les croyants sont frères» (Coran, XLIX, 10).
Pour les djihadistes cependant, l‘Etat-nation, dans la définition européenne que nous lui connaissons, est considéré comme impie. Ils ne reconnaissent que la validité de l’Oumma, la communauté des musulmans par essence transnationale, ce qui suppose d’abattre en premier lieu les rivaux chiites. Peut-on douter de la résolution des adeptes du djihad, concept de « guerre sainte » déjà analysé assez finement avant-guerre par Julius Evola dans « Révolte contre le monde moderne », laquelle suscite largement l’incompréhension des opinions « hédonistes » et « décadentes » « occidentales »?
Citons ici Jacques Baud, colonel d’état-major dans l’armée suisse, analyste stratégique, spécialiste du renseignement et du terrorisme. Dans son ouvrage « Djihad, l’asymétrie entre fanatisme et incompréhension » (2009) il écrit qu’ « Il découle de la définition même du Djihad et de l’importance donnée à l’intention de l’action, une notion de la victoire fondamentalement différente que celle généralement comprise en Occident. Alors qu’en Occident la victoire est associée à la destruction de l’adversaire, dans l’Islam, elle est associée à la détermination à ne pas abandonner le combat. Nul ne peut vaincre un adversaire plus fort que lui, mais il est de son devoir de tenter de le faire. Ainsi, dans l’Islam, dans le Grand djihad comme dans le Petit djihad, c’est la même notion de la victoire : essentiellement une victoire sur soi-même, une victoire sur la facilité apparente et sur le découragement. La victoire reste donc associée à l’essentiel : le maintien de la foi ».
L’ère de la fin de l’histoire entérinée par le triomphe mondial de la démocratie marchande sous pavillon etats-uniens, promise avec la chute du Mur de Berlin par Fukuyama, n’est certainement pas pour demain…