Site icon Le blog de Bruno Gollnisch

Berlin, 9 novembre 1989 : j’y étais – et après ?

Logo du journal Présent

Bruno Gollnisch était à Berlin le jour de la chute du mur, il raconte cette journée historique dans sa chronique hebdomadaire publiée par le quotidien Présent.

Novembre 1989. Déjà 30 ans ! Le comte Franz Ludwig von Stauffenberg n’a pas le profil ascétique de son père Claus, l’homme qui manqua d’assassiner Hitler le 20 juillet 1944. Ce « démocrate-chrétien » est le président plein d’onction de la commission juridique du parlement européen, dont, élu depuis juin, je suis membre. Le règlement permet qu’une fois par an, les commissions puissent tenir une séance de travail en dehors de Strasbourg et Bruxelles. Stauffenberg a choisi Berlin, et le bâtiment du Reichstag. Il est désaffecté, car le Bundestag siège alors à Bonn, la capitale. Mais il demeure chargé d’histoire. L’incendie de 1933 qui servit à Hitler à instaurer l’état d’urgence reste dans les mémoires. C’est là que nous nous réunissons dès le 7 sous de hauts plafonds un peu froids, devant terminer
le 9.

De la fenêtre, je voyais le mur tout proche, le « No man’s land », les barbelés, les clôtures électrifiées, et, en contre-bas, les croix portant les noms des malheureux qui avaient tenté de recouvrer leur liberté, et que les Vopos, ces gardes chiourmes inflexibles de la tyrannie communiste, avaient abattus. Quel contraste ! Nous pouvions plonger le regard sur le malheur d’un peuple, et nous perdions notre temps en discussions byzantines.

Certes, l’Europe de l’Est bougeait. D’abord la Pologne, dopée par le charisme de Jean-Paul II, puis la Hongrie, la Tchécoslovaquie. Même en Allemagne de l’Est (RDA), le bon élève du pacte de Varsovie, la vitrine du bloc soviétique, les manifestations se succédaient. Une grande, trois jours plus tôt, avait eu lieu, contre Egon Krenz, le remplaçant d’Erich Honecker, récemment déboulonné. Mais le régime tenait bon, et le symbole : le mur était toujours là, solide, massif. L’ordre régnait à Berlin.

Un tour à Berlin Est

Le 9 novembre après-midi, von Stauffenberg clôtura les travaux, avec un peu d’avance. Un collègue français, le député Marc Reymann, alsacien, centriste, me témoignait une réelle sympathie. « Nous avons des passeports de service, quasi-diplomatiques. Plutôt qu’un apéritif mondain, essayons donc tous les deux d’aller voir un peu ce qui se passe à l’Est. »

Nous avons pris le métro, qui s’interrompait brutalement, passé les contrôles, échangé nos marks de l’Ouest contre ceux de l’Est, au cours forcé d’un pour un (le vrai cours était d’un pour dix). Puis, au prix de quelques billets, nous avons fait un tour de la ville en Trabant, la seule voiture accessible au peuple –moyennant des années d’attente ! Auprès de ce « fleuron » de l’industrie « socialiste » est-allemande, nos antiques guimbardes Vespa 400 ou Fiat 500 faisaient figure de Rolls-Royce ! Berlin-Est : ville triste, pauvre, laide, encore marquée parfois par la Deuxième Guerre mondiale. Et dire que pendant toutes ces années, la presse occidentale, même « bourgeoise » vantait les mérites économiques du régime est-allemand,

en nous disant que là-bas le communisme avait plus de succès que chez les Slaves…

Il me fallait reprendre l’avion Berlin-Lyon. Je me suis dépêché de sortir, par le fameux « Check Point Charlie » : barbelés, chicanes, Vopos, les mitraillettes braquées, et un miroir qui reflétait mon visage au policier afin qu’il puisse repérer l’émotion d’un éventuel fugitif. Une fois à l’Ouest, je monte dans le premier taxi vers Tempelhof, l’aéroport, pour prendre mon avion de Lyon… Juste avant d’embarquer, j’appelle mon épouse, habituée à mes continuels déplacements, pour la prévenir que je serai chez nous vers minuit. Elle est devant son poste de télévision. «Tu as vu ce qui se passe à Berlin!»medit-elle.– « Non, quoi ? Que se passe-t-il à Berlin ?… » Bien que nous soyons un couple mutuellement confiant, sa voix trahit soudain une certaine inquiétude… Étais-je bien allé là-bas ?

Le mur était « tombé » d’un seul coup ! Quelques instants après mon passage ! Aurais-je été le nouveau Josué de ce Jéricho ? Non, hélas ! Je n’y avais même pas assisté ! Mur de la honte et du déchirement. Nous autres savions que le communisme était un système totalitaire, contre-nature, inefficace, désastreux, criminel. Mais, malgré les craquements qui se faisaient entendre en Pologne, en Hongrie, en Russie soviétique même, avec la perestroïka de Gorbatchev, et aussi bien sûr en RDA, il paraissait indestructible. N’avait-il pas déjà écrasé la révolte des peuples, comme justement déjà à Berlin en 1953, et à Budapest

en 1956 ? Ou proclamé la loi martiale comme en Pologne ? N’avait-il pas anéanti les héroïques résistances du Sud-Viêt Nam, du Cambodge, et tant d’autres…

Aurions-nous pu penser voir cela de notre vivant ? Nous allions assister à la chute du communisme en Europe et à l’éclatement de l’Empire soviétique… Ce ne fut pas grâce aux Etats occidentaux, américain ou européens, ni grâce aux intellectuels de l’Ouest, dont la plupart pactisaient avec le communisme, quand ils n’en étaient pas des propagandistes. Le communisme est tombé grâce au courage de ceux qui, de l’intérieur, au péril de leur liberté, et parfois de leur vie, ont osé dire la vérité et défier ce régime implacable.

Et à l’Ouest ? Rien de nouveau

Mais je repense à cette réunion de la Commission juridique du Parlement européen ; je me souviens qu’il y était notamment question d’immigration, et comme d’habitude, pour l’élargir encore. Il s’agissait de fixer les conditions de l’accès à l’Union européenne des résidents non européens. Naturellement, les conjoints d’Euro-

péens, même étrangers étaient acceptés de droit. Mais qu’est-ce qu’un conjoint ? Sous couleur de « lutter contre les discriminations », la majorité proposait de considérer les couples non mariés comme des couples mariés, ce que je combattais : il n’y a discrimination que lorsqu’on traite différemment des personnes placées dans la même situation ; or, la situation d’un couple qui a fait l’effort de se marier n’est pas la même que celle de concubins, dont l’union est parfois plus qu’éphémère.

Puis le débat vint immanquablement sur l’orientation sexuelle du couple. Toujours sous couleur de « lutter contre la discrimination », la majorité recommandait que le concubin homosexuel – il n’était pas alors question de mariage – non européen d’un homosexuel européen ait accès, de droit, à l’Union. J’objectais que cela ouvrait la voie à d’innombrables fraudes. On me répondit que, pour y parer, on exigerait des intéressés la production d’un « document administratif » officialisant leur vie commune.

C’était l’époque où la SNCF, déjà, modifiait ses tarifs pour offrir la réduction couple à toutes les sortes de paires. J’interpellais donc le digne président von Stauffenberg, rejeton d’une des familles catholiques les plus strictes du Reich : « Monsieur le président, croyez-vous vraiment à ces “pièces administratives sérieuses” ? Au guichet de la gare de Strasbourg, lors de la prochaine session, nous demanderons ensemble une carte couple pour vous et moi, et nous l’obtiendrons sans difficulté… »

Il n’a pas répondu à cette mauvaise plaisanterie. Il ne pouvait pas. Ce n’était pas un mauvais homme, au demeurant. Mais, comme ses amis politiques, un « démocrate chrétien » qui subissait toutes les modes et toutes les pressions, même les pires. Vingt ans plus tard, il a dit d’excellentes choses, notamment dans une interview au magazine Focus : « Cette Europe n’est plus compatible avec les structures de base d’un état de droit démocratique. (…) Il n’y a pas eu de prise de pouvoir soudaine par Bruxelles, mais un développement systématique et constant par lequel les députés du Bundestag se sont privés eux-mêmes docilement du pouvoir. (…) Nous vivons dans une société de lemmings. » Je souscris à son jugement, qui vaut aussi pour la France. Mais je regrette qu’il ait été si tardif. En 1989, n’était-il pas l’un de ces députés « obéissants » qu’il allait dénoncer vingt ans plus tard ?

Novembre 1989 : quand l’Est se libérait enfin, l’Ouest travaillait donc méthodiquement à sa propre décadence.

(À lire jeudi prochain : « Réflexions sur la réunification allemande ».) 

Quitter la version mobile