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Premier ministre en Chine, moine en Belgique : l’extraordinaire destin de Lou Tseng-Tsiang

Pour changer un peu du Coronavirus, sur lequel je me suis déjà exprimé, je voudrais évoquer un personnage très méconnu, y compris du public occidental ou catholique, mais dont le destin extraordinaire est celui d’un pionnier de la compréhension entre la Chine et l’Europe, entre l’Occident et l’Orient, entre la tradition confucéenne et la révélation chrétienne. 

Il s’agit de Lou Tseng-Tsiang, qui naquit à Shanghai le 12 juin 1871 dans une famille de condition aisée sans être fortunée. Tseng-Tsiang, son prénom chinois, signifie : « de bon augure »,
En cette époque d’influence française, où Shanghaï était surnommé le Paris de l’Orient, il fut inscrit à l’école de langues étrangères de Shanghai et y apprit le français. Il entra ensuite à l’école d’interprètes du Ministère des Affaires étrangères à Pékin. 

Débuts diplomatiques en Russie

Diplômé à 21 ans, il fut nommé interprète à la légation chinoise à Saint — Pétersbourg. C’était encore l’époque de la Chine impériale et archaïque, régie par l’impératrice douairière Tseu-Hi, et en proie à l’avidité des puissances occidentales. 

Il vécut à Saint-Pétersbourg pendant plus de 13 ans, entre 1892 et 1905. Il y rencontra la fille d’un officier belge attaché à l’ambassade de son pays. Elle enseignait le français. Il l’épousa en 1899, en un temps où les mariages mixtes étaient encore assez rares. 

Le Maître décapité

Le supérieur de Lou, le Ministre (équivalent d’ambassadeur) Shu King-Shen, exerça sur le jeune homme une influence déterminante. Ce grand lettré confucéen n’en était pas moins partisan de profondes réformes : « Observez. Taisez-vous. Et, lorsque le moment sera venu, réformez », lui disait-il. Mais aussi : « La force de l’Occident ne vient pas de ses armements. Elle ne vient pas de sa science. Elle vient de sa religion ». Et il l’incitait à étudier le christianisme, dont Lou avait déjà subi l’influence, car son père était à sa naissance un catéchiste protestant. 

Malheureusement Shu King-Shen, que Lou appelait son père spirituel, jugé trop progressiste par le pouvoir impérial chinois, fut condamné à mort et décapité en 1900 lors d’un retour à Pékin… avant d’être réhabilité à titre posthume six mois plus tard. Ce drame marqua profondément son disciple, et le décida à soutenir le mouvement réformateur qui se dessinait en Chine, et dont la grande figure fut Sun-Yat-Sen. 

Ambassadeur, Ministre, Premier Ministre… 

Lou fut désigné pour devenir le chef de la nouvelle légation chinoise qui s’ouvrait à La Haye, capitale des Pays-Bas. À son retour en Chine en 1910 par le Transsibérien, il tomba gravement malade. Puis, sous l’influence de son épouse et des milieux catholiques chinois, il embrassa la religion catholique. Après un passage au ministère, il fut nommé de nouveau à Saint-Pétersbourg, mais cette fois comme ministre plénipotentiaire. Partisan de Sun-Yat-Sen, qui proclame la république le 29 décembre 1911, avec l’abdication du jeune Pou — Yi, dernier empereur, il deviendra successivement Ministre des Affaires étrangères et même, en décembre 1915, Premier ministre de Chine, fonction qu’il ne remplit que quelques mois, car il était en désaccord avec les tentatives du Maréchal Yuan Che-Kaï, alors président, de restaurer l’empire son profit. 

Injuste Traité de Versailles

Après la mort de Yuan Che-Kaï en 1916, la Chine entra dans une situation chaotique de divisions, qui s’effacèrent un temps pour faire bonne figure lors de la Conférence de Versailles, qui devait préparer le traité de paix avec l’Allemagne de 1919. Lou fut chargé de conduire la délégation chinoise. Il refusa personnellement de ratifier le traité, en protestation contre le fait que les anciens droits de l’Allemagne en Chine avaient été, non pas rétrocédés à cette dernière, mais transférés au Japon, alors bien plus puissant que la Chine affaiblie, et dont les alliés voulaient s’attirer les bonnes grâces. Cependant, le gouvernement chinois, malgré l’opposition de Lou accepta le traité. À son retour en Chine, Lou fut accueilli avec ferveur par la population, et froideur par les autorités gouvernementales. Sa femme étant tombée malade, Lou se fit nommer ambassadeur en Suisse, pensant que le climat conviendrait mieux à sa santé. Mais elle mourut en avril 1926. 

Moine à Bruges. 

L’année suivante, il entra comme oblat au monastère bénédictin de Saint — André de Bruges. Il était âgé de 56 ans. Il fut ordonné prêtre en 1935, et reçut le nom de Dom Pierre-Célestin. Très marqué par les agressions du Japon à l’encontre de son pays d’origine, il ne cachait pas son point de vue à ses visiteurs, parfois des personnages importants. Durant l’occupation de la Belgique par l’Allemagne au cours de la Deuxième Guerre mondiale il fut particulièrement surveillé. Après la guerre, il reçut en 1946 de Pie XII le titre d’abbé de l’abbaye Saint-André de Bruges, où il mourut en janvier 1949. 

Souvenirs & Pensées

Dom Pierre-Célestin Lou Tseng-Tsiang a, entre autres écrits, laissé un livre dont je me saurais trop conseiller la lecture : « Souvenirs & Pensées », sous- titré : « Lettre à mes amis de Grande-Bretagne et d’Amérique » (Éditions Dominique Martin Morin). On y trouve le récit de son expérience personnelle, d’homme d’État, et aussi spirituelle. Ainsi que ce beau passage sur l’amour conjugal, au sujet de son épouse défunte : « Notre compréhension mutuelle s’est développée dans l’au-delà. Elle a emporté dans sa tombe ma vie religieuse, et moi j’ai emporté dans ma retraite sa vie éternelle. Qu’est-ce qu’il nous reste à dire, à nous recommander ou à nous donner l’un à l’autre ? Nous nous sommes donné tout ce que Dieu nous a donné à nous échanger : le corps contre le corps, le cœur contre le cœur, l’âme contre l’âme, la vie religieuse contre la vie éternelle. Oui, la mort nous a séparés, mais la vie religieuse nous a réunis une seconde fois, et pour toujours. Elle veille sur moi ; je prie avec et pour elle. Elle me regarde d’en haut ; je l’admire d’en bas. Entre nous, aucune distance n’a jamais existé. Aujourd’hui, un lien de plus, la communion, nous lie plus étroitement encore que jamais. Oh, ma chère amie de vie, tu n’es pas morte pour moi ; tu vis. Mais moi, je suis mort, et bien mort, pour toi ! » 

Confucianisme & christianisme

Dans ce même ouvrage Dom Pierre-Célestin Lou Tseng-Tsiang s’efforce de montrer que la philosophie confucéenne chinoise n’a rien de fondamentalement incompatible avec le christianisme, dans la mesure où elle recherche l’harmonie de la société par le développement des vertus individuelles, dont la piété filiale, le service de l’État, le respect des anciens… Ne pouvant ici résumer ses arguments, je m’en tiens à sa conclusion : « Il est beau pour un Européen de transmettre à une civilisation bien plus antique que la sienne le flambeau de la vie divine chrétienne que l’Europe reçut avant l’Asie. Il est beau pour un Chinois d’accepter de ses cadets ce même flambeau. » 

Lou est mort en 1949, alors que le communisme s’emparait par la violence de toute la Chine continentale, et que de terribles persécutions allaient s’abattre sur les chrétiens de Chine. Cependant, aujourd’hui, son message est plus que jamais d’actualité. Je suis allé à Bruges ; j’ai visité sa tombe ; j’ai rencontré des moines qui l’ont connu. Il m’ont assuré que de nombreux visiteurs, y compris des historiens où des journalistes de télévision, aussi bien de Taïwan que de Pékin, venaient visiter le monastère pour voir dans quel cadre ce grand personnage avait humblement finit sa vie. Le représentant de Taiwan auprès de l’Union européenne, homme charmant, m’a donné à Bruxelles un film édité par le Ministère des affaires étrangères dont il dépend. Le titre en est : « Construire des ponts dans le monde ». Je souhaite que ce destin hors-norme, et surtout le message d’espoir de Dom Pierre-Célestin Lou Tseng-Tsiang, soient davantage encore connus, là-bas comme chez nous. 

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