Novembre s’en est allé, et avec lui les feuilles mortes, qui, avec les souvenirs et les regrets, se ramassent à la pelle, comme le dit l’une de nos plus belles chansons, que fredonnait Lionel Jospin, preuve que l’on peut être socialiste et sensible… On connaît l’interprétation d’Yves Montand ; je préfère encore celle du regretté Mouloudji, qui chantait aussi le deuxième couplet, plus poétique encore.
Ce mois de Novembre est – ou était – chez nous le mois du culte des morts : fête de la Toussaint, suivie de celle des Trépassés. Cérémonies du 11 novembre, rappelant l’incroyable sacrifice de millions de Français. Visite des cimetières.
Ce culte est de tous les temps et de toutes les civilisations. Peut-être même peut-on dire qu’il est à l’origine de la Civilisation. Les monuments de l’Égypte ancienne qui nous fascinent encore ne sont-ils pas le résultat du prodigieux effort auquel ce culte donna lieu ?
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs disait Baudelaire, dans l’un de ses très beaux poèmes, consacré à la tombe abandonnée d’une « servante au grand cœur » qui avait veillé sur son enfance.
Car la France d’aujourd’hui maltraite ses morts. Au nom de la rentabilité, depuis quelques années, on n’a plus le droit de réserver, comme on pouvait le faire autrefois – à grand prix ! – une concession perpétuelle. Les défunts eux-mêmes sont soumis à la précarité. Tout au plus peut-on les héberger 30 ans au maximum. Passé cette date, il faut renouveler ce que j’appellerai, en quelque sorte, le loyer de la concession… si les héritiers y pensent, s’ils le peuvent et s’ils sont toujours là !
Cette législation a été passée il y a des années sans susciter de débats et dans l’indifférence générale.
Comme on ne peut porter atteinte aux droits acquis, on a du moins maintenu les concessions perpétuelles existantes, tout en empêchant d’en acquérir de nouvelles. Mais, même cela est en fait attaqué par le zèle abusif de mairies qui se saisissent de tout motif pour décréter une tombe abandonnée.
Une pierre très légèrement descellée, une croix qui se penche, un vieil enclos dont la grille est rouillée et la tombe, réputée abandonnée pourra faire l’objet d’une reprise, c’est-à-dire qu’elle sera profanée, détruite, les pauvres restes du ou des défunts jetés dans une fosse commune… et l’emplacement reloué !
Le résultat, c’est qu’à terme il n’y aura plus de tombes anciennes. Dans un village des Ardennes où j’ai quelques origines familiales, on m’a parlé de la tombe du fils unique de l’ancien forgeron. Il avait forgé lui-même la grille qui entourait l’emplacement où reposait son fils unique, tué à 20 ans à la guerre de 1914-18. C’était, dit-on, une très belle grille, avec un beau crucifix. Le forgeron est mort aussi et sa famille s’est éteinte après lui. Récemment, on a « repris » la tombe ; la grille et la croix sont parties à la décharge.
Ainsi, rien n’échappe, dans notre société moderne (?), pas même les morts, à la loi de l’apparente rationalité marchande et de la précarité qu’elle engendre. Non pas la précarité inhérente au temps qui passe dans un monde où rien n’est éternel, non pas l’impermanence des choses telle que la conçoit la sensibilité extrême-orientale, mais la rotation forcée, voulue, fruit du matérialisme et de l’impiété de notre génération.
« Quelle importance ? » diront beaucoup. « Pourquoi se soucier des restes inertes de ceux qui nous ont précédés, et qui n’éprouvent plus rien ? » Ceux qui pensent ainsi ont tort. Un pays n’est pas seulement la propriété de ceux qui y vivent ; mais aussi de ceux qui y ont vécu. Effacez leur souvenir, et vous déclarez la terre ouverte à tous. Vita mortuorum in memoria est posita vivorum ; La vie des morts est de survivre dans l’esprit des vivants disait Cicéron et, plus près de nous, Chateaubriand : Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants.
Disons-le tout net : un peuple qui n’honore pas ses morts n’a plus d’avenir. D’autres viendront, qui progressivement prendront la place des amnésiques, et ne coloniseront pas que ses cimetières. Car tout se tient.
Barrès avait bien compris le lien charnel qui existe entre la terre et les morts. C’est que la terre de France n’est pas seulement la propriété des soixante millions de personnes qui y vivent aujourd’hui, et dont on ne sait trop s’il faut les qualifier d’habitants ou de nationaux. Elle appartient aussi au milliard d’êtres humains qui, depuis l’aube des temps historiques y ont vécu, travaillé, souffert, aimé, et qui, si souvent, ont donné leur vie pour elle.
En honorant nos morts, en respectant la dernière et intangible demeure, à laquelle ils ont droit, nous nous relions à eux, qu’ils fussent riches ou pauvres, glorieux ou humbles : Dona eis, Domine, requiem sempiternam. »